Shen JingDong, Du Jeu Au Je
Né en 1965, un an avant le début la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, Shen Jingdong s’est peu à peu imposé comme l’une des figures émergentes de l’art contemporain chinois. Son œuvre, riche et protéiforme, participe d’un postmodernisme néo-pop, dans la lignée de Takashi Murakami et surtout de Jeff Koons. Elle s’inscrit de plein pied dans la postmodernité, puisqu’elle entremêle, sans hiérarchie de temps, de valeur et d’origine le vernaculaire commercial et la culture savante, autrement dit des références à la peinture, à la littérature, aux imageries populaires et à la propagande politique. Cet attrait pour l’hétéroclite, conduisant à traiter de manière légère et distanciée les sujets les plus sérieux ou les plus graves, laissant le spectateur libre de se situer face aux thèmes abordés, s’articule alors parfaitement au langage pop que Shen Jingdong emploie. Celui-ci se caractérise par l’usage de couleurs vives, saturées, le choix de matières brillantes comme le verre, la céramique et le métal, le soucis d’une perfection technique, héritée du design, la production sérielle, les effets de collage, d’autocitation, l’esthétique du kitsch, le jeu constant, enfin, sur les médiums utilisés. L’artiste semble, à ce titre, sculpter ou peindre indifféremment les mêmes motifs, déclinés et organisés en panoplies, au point que souvent peinture et sculpture se mélangent, donnant lieu à ces « sculptures peintes », qui occupent une place prépondérante au sein de sa création.
Au regard de ces quelques traits formels, il est tentant de rapprocher l’œuvre de Shen Jingdong et l’œuvre de Koons, qui paraissent se regarder en miroir, de part et d’autre de la ligne invisible séparant l’Orient de l’Occident. Reste qu’une telle comparaison est seulement de surface, tant le travail de Shen Jingdong demeure singulier et ne cède jamais aux facilités de la rhétorique néo-pop, consistant à se saisir de l’air du temps pour le cristalliser. Soulignons, tout d’abord, que le pop art n’a ni la même portée, ni la même résonnance en Chine, aux États-Unis ou encore au Japon. Il est, dans le premier cas, la conséquence non d’une critique radicale des normes qui structurent les pratiques artistiques, mais d’un véritable séisme culturel et historique : la brusque ouverture de la République populaire de Chine, au début des années 1980 et le choix, initié par Den Xiaoping, d’une économie socialiste de marché. Les artistes se trouvent ainsi soudainement aux prises avec l’immense réservoir des images venues du monde globalisé, et découvrent dans le plus grand désordre la modernité artistique occidentale. Le postmodernisme de Shen Jingdong constituerait, par conséquent, une réaction à la brutale confrontation avec un réel complexe, profus et illisible, qu’il s’agit de mettre en ordre et de s’approprier. De là tout son effort pour inventer un style qui lui soit propre, et lui permette de dépasser la diversité du monde contemporain par l’élaboration d’une œuvre unitive et homogène.
Certes, Shen Jingdong ne cesse de dérouter le spectateur en multipliant les supports, les expérimentations et en se jouant des codes de l’art et de ses mouvements. Comme en témoignent ses dernières expositions, celui-ci abandonne peu à peu le langage pop, pour explorer l’expressionnisme gestuel et matiériste ou encore le bad painting de la figuration libre. Cependant, ses périodes, qu’il s’agisse de celle des « héros », du « peuple », des « bandages », de la période « bleue » romantique et rêveuse ou encore de la période « modeste » actuelle, nous frappent par leur continuité. Il s’agit, en effet, d’autant d’étapes d’une quête que poursuit l’artiste, et plus particulièrement d’un questionnement identitaire qui se pose, de manière vive, dans la Chine de l’après Révolution Culturelle. Aussi montrerons-nous comment le travail de Shen Jingdong cherche à retisser, par le jeu, un lien perdu entre le je et le monde. Bien au-delà de leurs apparences pop, ses œuvres participeraient d’un art cicatriciel, catharco-thérapeutique, apportant une réponse consolatrice aux deux angoisses extrêmes qui minent l’individu en son intimité profonde : le sentiment d’absence à soi-même, né de l’effondrement d’un système et d’une idéologie, le sentiment de perte de repères, surgi de la confrontation à des réalités multiples, inconnues et toutes autres.
Du vide au plein.
Dans son ouvrage Jeu et réalité, le psychanalyste Donald Winnicott associe l’état de première enfance à un état d’absence. Avant que le nourrisson ne prenne conscience de la réalité tangible du monde qui l’entoure, celui-ci n’existe que comme béance, et l’émergence du sentiment d’être comble ce vide originel à mesure que l’enfant joue pour s’approprier l’univers qui l’entoure, le rapporter à sa mesure, à sa hauteur, et lui ôter son caractère inquiétant, menaçant et incompréhensible. Pour Winnicott, le jeu est donc toujours une activité grave, aux racines même du Soi, d’autant plus essentielle que l’homme moderne, dans cette époque de crises et de révolutions, est sans cesse effacé, mutilé. Il vit alors sous la menace du breakdown, que le psychanalyste définit comme une cassure ou un effondrement, une « faillite de la résidence dans le corps », associée à une perte du sens de la réalité, en un mot un retour traumatique à la béance originelle.
Un tel sentiment de viduité, de non-existence, est au cœur de l’œuvre de Shen Jingdong et constitue explicitement le thème de deux toiles, éclairant son projet artistique : Sans visage et Masque bleu. Dans l’un et l’autre cas, l’humain se trouve réduit à une surface ou une coquille creuse, celle d’un masque ou d’un buste de plâtre dont la face est masquée par un livre. Plus encore, la matière fragile qui constitue ces êtres est fissurée, lézardée, proche de se briser. Aussi ces œuvres semblent-elles une parfaite illustration de la condition de l’homme moderne, décrite par Donald Winnicott. Pour Shen Jingdong, comme pour le psychanalyste, il est un homme lacunaire, dont l’identité propre a été gommée, et chez qui le Moi manque. Reste que l’artiste identifie des causes précises à ce vide : son homme sans visage tient à la main ce qui s’apparente, en effet, au livre rouge de la Révolution Culturelle, responsable d’un triple déracinement : un déracinement de l’histoire, du au rejet des cultures traditionnelles, un déracinement du monde, puisque la Chine se ferme sur elle-même, un déracinement de soi, enfin, puisque l’individu s’est trouvé nié au profit de catégories ou de figures prototypiques, qui le dépassent – le soldat, l’ouvrier, le bureaucrate, le paysan. Shen Jingdong s’attache, par conséquent, à rendre sensible, visible cette blessure profonde, n’ayant jamais été suturée depuis la mort de Mao. Au breakdown du régime a répondu un breakdown de l’être, livré à lui-même, sans modèle auquel se rattacher, sans miroir dans lequel se reconnaître, désorienté et perplexe au beau milieu de la marche d’un monde qu’il ne comprend pas.
Le motif symbolique de la blessure occupe, à ce titre, une place prépondérante dans l’œuvre de l’artiste, prenant tour à tour la forme de fissures, de lacérations, d’ecchymoses, de salissures, de plaies qui saignent sous les bandages. On pense immédiatement, en contemplant ces toiles, à l’art et à la littérature des cicatrices (Shanghén wénxué), apparu en Chine à la fin des années 1970. Initié à la fois par des artistes et par des écrivains, dont les romanciers Liu Xinwu, Lu Xinhua et le prix Nobel de littérature Gao Xinjiang, ce mouvement cherchait à rendre compte des souffrances accumulées pendant la Révolution Culturelle, tout en encourageant une créativité longtemps contrainte et empêchée. Quarante années plus tard, la douleur semble toujours aussi vive et court de manière souterraine dans les œuvres de Shen Jingdong. Leurs couleurs vives, leur humour sont autant de leurres qui masquent une mélancolie profonde, et si l’artiste se représente tour à tour sous les traits d’un clown ou de Charlie Chaplin, c’est sans doute, pour une reprendre une formule de Samuel Beckett, qu’il cherche à rire – ou à faire rire, pour ne pas pleurer.
Là s’arrête, toutefois, le parallèle avec l’art des cicatrices : ses peintures, dont le lyrisme contenu contraste vivement avec l’impersonnalité pop, ne se limitent pas au registre de la déploration. Exactement comme Gao Xinjiang, Shen Jingdong est fermement convaincu qu’il n’y a pas de vrai vide, et toute son œuvre cherche à combler l’absence, en donnant l’occasion à l’homme de reconstruire et de reconquérir son individualité. C’est en ce sens que l’on doit interpréter les toiles de la série des « bandages » : l’art, à ses yeux, est investi d’un pouvoir cicatriciel, consolatoire, qui vise à dissiper les humeurs sombres et faire retour à un esprit de légèreté. Parmi toutes les blessures soignées par les pensements, une, en particulier, est investie d’une signification d’importance : il s’agit de l’oreille coupée, à laquelle Shen Jingdong fait allusion à de nombreuses reprises. Cette mutilation est, avant tout, celle de Van Gogh, représentée dans une série d’autoportraits célèbres, dont l’artiste offre une relecture. L’épisode de l’oreille coupée constitue, chez Van Gogh, le paroxysme d’une crise, où l’artiste, rongé par le doute, l’impuissance, l’angoisse de la toile blanche, se retourne contre lui-même et contre l’enveloppe vide d’un Moi en cours d’effondrement. Les autoportraits qui s’en suivent accompagnent alors le retour à la paix intérieure, au travail créateur, à la maîtrise de son image par la maîtrise des images. Cette même logique est partagée par Shen Jingdong, à ceci près que celui-ci confère à la mutilation une portée bien plus universelle. Il ne faut oublier, en effet, que dans la culture militaire chinoise impériale, l’oreille coupée était un châtiment honteux infligé aux prisonniers et aux vaincus. C’est à eux, tout autant qu’à lui-même, que l’artiste s’adresse, en nourrissant le projet humaniste de se servir de l’art pour réparer les vivants.
Deux types de postures coexistent, de ce fait, au sein des œuvres du peintre. Certaines figures sont représentées de face, figées dans des attitudes contraintes ; d’autres sont vues de profil, animées de mouvements joyeux et insouciants. Pour Shen Jingdong, il faut donc que la marche militaire se transforme en une danse, et que l’individu relève le défi d’affirmer avec force son existence, en dépit de sa fragilité. Un tel désir de vitalité est alors illustré, de manière emblématique, par l’image du tigre descendant de la montagne, que la tradition iconographique chinoise associe à une personnalité ardente et enthousiaste. C’est cet horizon que le peintre poursuit, et toute son esthétique peut être rapporté à une dynamique aussi simple qu’essentielle, allant du vide au plein, de l’inanimé à l’élan, de la béance au sentiment de soi.
Du moi au monde.
La série des « héros » aurait pour origine, selon Shen Jingdong, une expérience personnelle traumatique : le face à face avec une vieille photographie d’identité, prise de lui en uniforme militaire. Ces portraits, que l’on doit regarder avant tout comme des autoportraits, auraient donc pour socle une schize, un clivage, impliquant que l’individu ne se reconnaisse plus dans l’image que lui renvoie le miroir. Les « héros » répondent par conséquent à un constat et surtout un besoin : celui de se modeler soi-même après avoir longtemps été modelé par d’autres que soi. De là, le choix de figurer ces bustes d’hommes en céramique, dont les yeux noirs et creux ouvrent sur une nuit profonde. On pense immédiatement, ici, aux toiles de Modigliani, lui aussi peintre et sculpteur, et qui fait partie des premiers artistes découverts et admirés par Shen Jingdong. Dans beaucoup de portraits et de nus, Modigliani représente les visages comme des masques sans prunelles ni paupières, et explore les liens que l’art tisse entre réel et idéal. Or, si Shen Jingdong empreinte à Modigliani sa manière et son langage graphique, il donne à ses sculptures peintes une toute autre signification. L’enjeu est de redonner vie à ces enveloppes creuses, et sous les doigts de l’artiste, les bustes en céramique s’animent progressivement. Aussi les sourires timides, l’inclinaison des têtes, les couleurs pures, associées à autant d’émotions simples, témoignent d’un éveil au monde et au Moi.
Avec ces œuvres, Shen Jingdong s’approprie, de manière intime et personnelle le mythe de Pygmalion, et poursuit les légendes de la poupée vivante – le Golem, Casse-noisette, les statues des treize tombeaux des Mings, qui se révoltent pour ne pas être placées en rang, Pinocchio, surtout, qu’il cite dans une toile intitulée Mensonge. Cette dernière peut être lue, de deux façons, aussi complémentaires que contradictoires. D’une part le mensonge renvoie aux tromperies insidieuses de l’Histoire, manipulant les hommes comme des marionnettes, et les forçant à être ce qu’ils ne sont pas. D’autre part, il fait signe vers les histoires merveilleuses que l’enfant se raconte, pour s’accomplir en tant que Soi. Et il est vrai que Pinocchio, à force de prétendre être autre qu’il n’est, finit par le devenir et par accéder à une existence vraie. Pour reprendre une notion forgée par Louis Aragon, les peintures de l’artiste souscrivent à l’idéal d’un « mentir-vrai », nécessaire à toutes les entreprises de récit de soi. Or, aux yeux de Shen Jingdong, celui-ci prend avant tout la forme du jeu, et c’est pour cette raison que l’artiste nous place au cœur d’un univers de jouets.
Le jouet, comme le rappelle Donal Winnicott dans Jeu et réalité, se définit comme un objet transitionnel, permettant de faire le lien entre le monde intime, où l’on est toujours seul, et le monde extérieur, qui apparaît toujours comme radicalement autre. À cet égard, le jouet constitue un point d’accroche et de contact, un moyen par lequel l’enfant rapporte à sa mesure une réalité trop ample pour qu’il puisse l’embrasser. En un mot, le jouet, c’est le réel privé de toute menace, un réel qui n’opprime pas, mais que l’on peut plier selon ses désirs propres, et détourner, au gré de son imaginaire, de la rigidité de son cadre premier. De là cette œuvre fondatrice, aux racines du langage néo-pop que Shen Jingdong emploie : une armée de « petits soldats » sculptés, comme autant de variations souriantes et ludiques autour de la représentation canonique du guerrier dans l’art chinois. L’artiste se réfère, bien entendu, tant à l’armée de terre cuite de la dynastie Qin qu’aux multiples représentations, sous Mao, des héros militaires de la Révolution Culturelle. Cependant, les « petits soldats » de Shen Jingdong ne célèbrent en rien la puissance d’un pouvoir, d’un empire ou d’un état : ils ne sont pas des modèles inaccessibles que l’on doit suivre, mais de simples supports permettant de se projeter dans toutes les existences possibles. L’enfant qui joue, en effet, est Roi ; il fixe de lui-même, en toute liberté, les règles de son jeu, et jouer avec des soldats n’oblige en rien à jouer aux soldats ni même de jouer à la guerre.
Par conséquent, les « héros » représentés par le peintre ne sont pas ces héros épiques, dont le sacrifice permet la consécration d’une collectivité. Ce sont des héros modestes et quotidiens, simplement maîtres de leurs choix et de leurs destinées. « We can be heroes » chante David Bowie, « just for one day ». Avant d’ajouter : « I will be King / And you / You will be Queen ». Shen Jingdong, bien entendu, nous parle de lui-même dans ses tableaux. Il célèbre son retour à la vie, la reconquête de son Moi, expose les raisons de son choix d’être artiste et défend l’idée que celui-ci n’est pas un porte-voix, mais doit s’efforcer de faire entendre sa voix, certes forcément faible, mais plus profonde et authentique. En même temps, le peintre s’adresse à tous, et nous invite nous aussi, à faire retour à ce royaume potentiel de l’enfance, où rien n’est joué et tout encore possible. Puisqu’il est question de combler un manque, d’animer une matière inerte, les réalisations sculptées et peintes de Shen Jingdong encouragent le reflet. Soit par l’entremise d’un dispositif visuel qui inclut directement le spectateur dans l’œuvre, comme ces miroirs découpés en forme de soldats. Soit par le style inventé par l’artiste, très proche du style de la ligne claire qu’emploie Hergé. Ce dernier se caractérise par des couleurs en aplat, des contours nettement délimités, une recherche de l’épure et de la simplicité des traits, ayant pour effet la création d’un univers intemporel, à la neutralité douce. Il y a, à ce titre, du Tintin dans les personnages que le peintre dessine. Peu genrés, sans âge ni détails qui les singularisent, parfaits exemples, comme lui, d’un héroïsme modeste et ordinaire, ils offrent au public un réceptacle universel auquel s’identifier.
L’histoire que Shen Jingdong raconte est donc une histoire narrée à la deuxième personne, comme la Modification de Michel Butor ou encore La Montagne de l’âme de Dao Xinjiang. Il ne cesse d’interpeler le spectateur, qui doit soutenir le regard des yeux noirs qui le fixent, et de l’impliquer, comme lui-même s’implique, au cœur des œuvres. Aussi, le je et le tu sont-ils équivalents : ce qui compte, c’est de jouer ensemble et de se retrouver ensemble dans cet univers onirique qui s’étend de l’autre côté du miroir.
De l’idéologie à l’utopie.
Il paraît évident, au regard de son œuvre, que Shen Jingdong n’aime pas les frontières, les classes ou les barrières qui séparent les individus, voire même qui nous séparent de notre véritable Moi. Dans ses derniers travaux, celui-ci s’attache à réunir les êtres, en dépit de tout ce qui pourrait faire obstacle : l’homme et la femme, la culture et la nature, le peuple et les dirigeants, les populations de tous les pays et de tous les continents. Le tableau le plus révélateur de cette aspiration reste alors cette Cène nocturne, où se trouvent réunis, sur le même plan et dans le même espace, la plupart des personnages auquel le peintre a consacré des portraits : hommes d’états, icônes de la pop culture, enfant, soldat. Au sein de cet univers romantique et onirique, les divisions qui morcellent le monde réel n’ont plus cours, les statuts ne font plus sens, et seuls comptent les individus. Tel est le monde du jeu, léger et libre, débarrassé de toutes les pesanteurs sociétales, en tout point semblable à celui-dont rêve le Petit Prince de Saint-Exupéry. Cette toile est alors particulièrement importante puisqu’elle montre que l’œuvre de Shen Jingdong ne se limite pas seulement à ce mouvement du vide au plein, que nous venons d’analyser. Elle va également de l’idéologie à l’utopie.
Nous définirons, ici, l’idéologie comme un système a priori d’idées véhiculées par un appareil de pouvoir et structurant de manière normative la vision du monde de chaque membre de la société. L’utopie, pour sa part, entendue dans son sens le plus large, est un lieu où aucune des catégories communément admises ne s’applique, ce qui garantit et encourage l’épanouissement de tous les personnalités. Chez Shen Jingdong, l’utopie, souvent associée à la couleur bleue, prend les atours de l’univers des contes ; on pense immédiatement, face à certains tableaux, au « Pays Merveilleux », sur lequel Casse-noisette règne en tant que véritable Roi, ou au « Neverland » de Peter Pan. Dans tous les cas, l’utopie apparaît comme un espace de réconciliation, où le Moi, délié, se révèle à lui-même. Or, un tel espace est d’autant plus paisible qu’il est précaire et menacé, et il est extrêmement difficile de dire si les œuvres de Shen Jingdong sont nostalgiques ou extatiques, pessimistes ou optimistes, tant ces sentiments paraissent inextricablement mêlés. La Révolution Culturelle chinoise n’est pas, en effet, le seul événement historique à occasionner de profondes blessures, et le peintre ne tarde pas à porter un regard global sur tous les conflits, toutes les luttes, toutes les périls, dont il dessine l’interminable marche. Aussi parfois, le jeu ne fonctionne-t-il pas. Quoiqu’allégés, stylisés, les armes et les produits de la communication de masse n’en demeurent pas moins oppressants, inquiétant, et la figuration pop se fait par moment acide et discordante, éclairant la violence du réel plutôt que de l’amoindrir.
Le style de l’artiste est donc gros d’une ironie tragique, presque désespérée, et l’utopie semble un rêve bien lointain lorsque le peintre représente le Petit Prince mort, dans la posture d’un jeune migrant noyé. Si l’on devait comparer, à cet égard, l’œuvre de Shen Jingdong à une œuvre littéraire, ce serait sans hésiter au Vaillant soldat de plomb d’Andersen. Ce « petit soldat », auquel il manque une jambe, est poussé du haut d’une fenêtre par un autre joujou. Il suit alors une longue quête, affronte maints dangers, pour revenir, enfin, dans la maison où tout avait commencé. Et c’est là qu’il est jeté dans un poêle, avec la belle danseuse dont il était épris. Tous comme les Contes d’Andersen, les œuvres de Shen Jingdong sont des œuvres cruelles, à la fin incertaine. L’espérance y miroite, mais plus elle semble proche, plus elle se montre frêle et inconséquente.
L’œuvre de Shen Jingdong soulève, par conséquent plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. L’utopie ne serait peut-être pas le monde que l’on veut, mais une simple illusion que l’on nourrit en réaction au monde que l’on fuit. Le jeu serait souhaitable, mais l’univers trop grave pour jouer. Les pouvoirs que l’on prête à l’art rencontreraient partout des amendements et des limites. Les « plus beaux paradis » seraient ceux « que l’on a perdu ». Il y a, en définitive, du Baudelaire chez Shen Jingdong, et ses toiles trouvent un étonnant écho dans les tous derniers vers de Moesta et errabunda :
Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Grégory Jouanneau-Damance